
Etre une « bonne » mère, une « bonne » conjointe, une « bonne » salariée… On enchaîne les doubles journées, de plus en plus épuisantes, et les nuits sans sommeil. Une spirale infernale qu’il faudrait pouvoir arrêter. Avis de spécialistes et témoignages sur la fatigue des femmes.
Pour ne pas tomber de fatigue, Cécile, 41 ans, a trouvé la solution : elle ne s’arrête jamais. « Mes journées ressemblent à un marathon« , confie cette juriste, en couple avec trois enfants. « Je commence à travailler à 9h30, mais je me lève à 7 heures pour gérer les petits. De retour à 18h45, j’embraie avec les devoirs et le dîner. À 21h30, je réalise que je n’ai pas soufflé une seconde. »
Une vie non-stop qui ressemble à celle de Sabrina, 33 ans, mère célibataire et animatrice dans un centre de loisirs : « Je me lève à 6 heures car je travaille en horaires décalés. Je finis à 18 h 45, et après je m’occupe de ma fille. Si je me couche à 21 heures, j’ai l’impression de n’avoir rien fait pour moi de toute la journée. Alors je veille… et j’ai souvent envie de pleurer lorsque le réveil sonne. »
Tâches ménagères et « parentalité permanente »
Loin de constituer des exceptions, la fatigue éprouvée par Cécile et Sabrina semble être devenue la norme pour les Françaises, comme en atteste une étude du cabinet Occurrence, qui chiffre à 341 heures par an le déficit de sommeil chez les femmes. Un déficit supérieur de 20 % à celui constaté chez les hommes – qui ont pourtant moins besoin de sommeil, selon les recherches menées par l’Inserm : les femmes se couchent systématiquement après l’heure recommandée par leur horloge biologique (en avance de six minutes sur celle des hommes).
« Je suis ravie que de telles études soient enfin menées », souligne Fatma Bouvet de la Maisonneuve(1), psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, qui déplore l’habituel manque d’intérêt du monde médical pour les problèmes de santé spécifiquement liés à la condition féminine. La dernière étude du Crédoc sur la répartition des tâches ménagères est sans appel : 91 % des hommes ne repassent pas, 60 % ne font pas le ménage et 50 % snobent les fourneaux. Et encore, le Crédoc ne s’est pas intéressé à la proportion des pères qui n’emmènent pas leur enfant chez le médecin ou sèchent les réunions de parents d’élèves.
Comme le rappelle Jérôme Ballarin, directeur de l’Observatoire de l’équilibre des temps et de la parentalité en entreprise : « On dit souvent que les Françaises sont formidables car elles sont à la fois parmi les plus actives d’Europe sur le plan professionnel et celles qui font le plus d’enfants. » Si cette double casquette est effectivement formidable, on se demande pourquoi les tâches ménagères ainsi que « la parentalité permanente » (celle qui inclut le recrutement de la nounou ou la visite en urgence chez le pédiatre) restent l’apanage des femmes.
Coralie, acheteuse dans la grande distribution, résume : « J’adore mon boulot, j’adore mes enfants, mais j’avoue me sentir moins fatiguée quand je suis en déplacement professionnel, car c’est le seul moment où mon mari gère l’intendance à ma place. Lorsque je ne fais ‘que’ travailler, c’est presque des vacances. »
Qu’elles soient seules à élever leurs enfants (84 % des foyers monoparentaux ont à leur tête une femme) ou en couple, la plupart de nos concitoyennes vivent donc une double vie. Et au cours de la journée, chaque imprévu est synonyme de stress et de fatigue : « Il suffit qu’une réunion s’éternise pour que je me retrouve à chercher en urgence une baby-sitter », poursuit la juriste. Or, selon le sociologue Marc Loriol(2) : « Devoir jongler avec des impératifs différents et des injonctions contradictoires, impliquant plusieurs partenaires pour leur réalisation, est épuisant. » Car, non contente d’avoir une double journée de travail, la Française active a le cerveau qui fonctionne en permanence en mode « multitâche ».
Plus de la moitié des femmes cadres continuent de travailler le week-end
« Le pire c’est de gérer le rendez-vous avec la prof de ton fils qui rencontre des difficultés à l’école… et les e-mails de ton patron, tous intitulés ‘urgent’, qui s’accumulent sur ton smartphone pendant la réunion », résume Julie, chef de projet dans la communication. Selon la psychologue Nicole Prieur(3), « la femme moderne est dans une hétérogénéité d’identités permanente, à la fois mère, épouse et professionnelle. La fatigue naît aussi de la gestion des conflits entre ces identités. » Les femmes sont aussi de plus en plus nombreuses à ne jamais arrêter de travailler, comme en atteste l’étude menée par le site internet Cadreo, selon laquelle 54 % des cadres de sexe féminin continuent à avoir une activité professionnelle pendant le week-end (contre 43 % des hommes), 30 % allant jusqu’à travailler en vacances. Un excès de zèle rendu possible par les nouvelles technologies. « Un piège pour de nombreuses femmes, déplore Marc Loriol. Dans le télétravail, elles ont d’abord vu un gage de liberté, une façon d’organiser leur temps. Et puis, sans en prendre conscience, elles se sont retrouvées à travailler constamment. À la fatigue physique, liée au travail, s’ajoute une fatigue psychologique, due à la disparition des barrières entre vies professionnelle et privée. »
« Bosser pendant les vacances, c’est perdre le bénéfice des vacances », confirme Julie, qui s’est retrouvée à répondre à des appels d’offres sur la plage, tout en gérant du coin de l’œil les baignades de son fils. Car la fatigue, loin d’être une simple donnée physiologique, est aussi un état d’esprit. « Pour me reposer, il faut qu’à un moment je puisse déconnecter mon cerveau, marquer une pause entre mes différentes vies, poursuit Julie. Arrêter d’écouter Léo lorsque je pense à l’e-mail auquel je dois répondre. Et parvenir aussi à ne plus penser à rien, ni à cet e-mail, ni à mon fils. » Mais la sensation d’épuisement est aussi liée à une plus faible reconnaissance professionnelle. Marc Loriol rappelle ainsi que « la gent féminine occupe encore aujourd’hui des positions hiérarchiques moindres au sein des entreprises et/ou des métiers moins valorisés socialement. Ainsi, les niveaux de fatigue et de stress sont-ils les mêmes pour les infirmiers et les infirmières… sauf que l’immense majorité des infirmiers sont des infirmières. »
D’ailleurs, cette fatigue, née de la non-reconnaissance des activités considérées comme féminines, est loin d’épargner les trentenaires sans enfant que la Dre Bouvet de la Maisonneuve reçoit dans son cabinet : « Les jeunes femmes s’investissent de plus en plus dans leur métier. Mais lorsque vous travaillez autant, voire plus et/ou mieux que votre collègue, et que vous continuez à gagner 20 % de moins… il y a un moment où vous éprouvez un sentiment de lassitude, une énorme fatigue psychologique. »
L’éternelle culpabilité féminine
On remarque également que même au sein des activités domestiques, ce sont les tâches les plus « nobles », celles qui produisent un résultat visible sur le long terme, tels que le bricolage ou le jardinage, qui demeurent le quasi-apanage des hommes, tandis que le travail invisible (comme le ménage) incombe prioritairement aux femmes.
Mais pourquoi diable se laissent-elles faire ? La légendaire culpabilité féminine nous pousserait-elle à accepter l’inacceptable et à rogner jour après jour sur notre temps de repos, au nom d’une faute originelle ? « Mais comment voulez-vous que les femmes ne se sentent pas coupables ? répond la psychiatre. Quand vous vous donnez à fond dans votre travail et que c’est votre collègue masculin qui décroche la promotion que vous méritiez… vous finissez par croire que vous avez dû mal faire quelque chose. » La Dre Bouvet de la Maisonneuve est d’ailleurs convaincue que « les entreprises n’hésitent pas à jouer sur cette culpabilité féminine : elles savent les mères corvéables à merci, car tout imprégnées de la “faute” d’avoir osé faire des enfants ».
« C’est vrai que je n’ose pas dire non lorsqu’on me refile un dossier pourri au boulot, confirme Julie. Je me dis que j’ai déjà la chance de pouvoir partir à 18 h 30 et que je dois faire des sacrifices. » Preuve que les femmes ont parfaitement intériorisé le message que leur envoie la société, qui considère que c’est à elles de gérer la vie de famille, d’en faire plus au boulot et de se réveiller la nuit lorsque les enfants pleurent. Car après tout c’est leur boulot de mère, non ?
« Sauf qu’être une bonne mère, une bonne conjointe, une bonne salariée… cela prend du temps, rappelle Cécile, qui sourit en relatant la première réunion au collège de son fils. La prof principale a annoncé : ‘La 6e c’est dur, ils n’y arriveront pas tous seuls au début, et c’est à vous, parents, de les aider.’ Et là, je me suis retournée, j’ai vu que les parents présents à cette réunion étaient à 90 % des femmes. »
« À force d’en faire trop, les femmes sont aujourd’hui dans un déni de leurs besoins physiologiques« , prévient le médecin acupuncteur Maurice Tran Dinh. Selon lui, les Françaises sont aujourd’hui coincées dans une logique d’ultra-performance, délétère à double titre : d’abord parce qu’elle permet au reste de la société de ne pas se remettre en question et de ne pas évoluer de façon plus égalitaire. Ensuite, et surtout, parce qu’elle menace directement la santé des femmes, la fatigue ayant un caractère exponentiel, qui peut à terme entraîner d’autres types de troubles physiologiques. Et la fatigue, si on ne finit pas par l’admettre, devient alors sans fin.
– Marie-Claire (France)